« C’est toujours le gros qui mange une glace dans la rue »

Obésité discrimination

L’obésité, un sujet où la discrimination et la stigmatisation règnent. Ce titre est violent, j’ai hésité un instant et puis, après tout, c’est la restitution exacte d’une remarque que j’ai entendu l’été dernier dans mon environnement familial. Quel choc pour moi de réaliser que certains réfléchissent encore ainsi ! J’en ai perdu mes moyens et mon sang froid. Je regrette.

Si j’avais été pédagogue à ce moment, j’aurais probablement pu participer au changement des mentalités. Au lieu de ça on ne retiendra que mon agacement et mon manque de maîtrise de soi.

Je rumine depuis. Comment aurais-je dû réagir ? Qu’aurais-je dû dire ? 

Si mon intention est de participer au changement des mentalités, alors ma réaction devrait être différente. Plutôt que de pointer du doigt l’absurde, j’aurais dû développer l’empathie chez mon interlocuteur. A posteriori, je suis heureuse d’avoir entendu cette phrase. Cela m’a permis la construction d’une réponse organisée, pédagogique et sourcée que je vais proposer dans ce nouvel article.

J’ai récemment lu l’éditorial de la revue Pratique En Nutrition, chez Elsevier, à destination des professionnels de la nutrition, écrit par Jean-Michel LECERF, Médecin nutritionniste endocrinologue, qui m’a inspiré cet article et dans lequel j’ai puisé les références. L’occasion pour moi d’offrir un éclairage aux personnes qui réduisent l’obésité à l’excès alimentaire.

D’abord, il convient de préciser qu’il ne s’agit aucunement de pointer du doigts qui que ce soit. Je comprends qu’il existe tant de domaines desquels nous sommes à peine imprégnés et qui, pourtant, sont omniprésents autour de nous, nous laissant penser que notre regard sur les événements est pertinents. Je pense à la politique par exemple, un sujet sur lequel beaucoup s’expriment, sans pour autant mesurer la complexité du sujet. Cela conduit certainement à des raccourcis problématiques. La nutrition, c’est pareil. On mange tous les jours, plusieurs fois par jour, ça peut donner l’impression de comprendre le sujet, surtout si, nous, nous n’avons pas de problème de poids, c’est que l’on sait faire et que ce qu’on dit est juste. Oui. Mais non.

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » Lavoisier.

Un argument qui me plait beaucoup dans de nombreux contexte. Restons prudents. C’est plus ou moins ce qui m’a été avancé l’été dernier. Je cite « c’est bien en mangeant plus de calories que l’on en dépense, que l’on grossit ». Oui. Mais non.

Je comprends que l’on puisse réduire l’obésité à la nutrition. Après tout, le soin proposé est souvent nutritionnel : services hospitaliers de nutrition, médecins nutritionnistes, diététiciens nutritionnistes, régimes, etc.. Pensez-vous réellement que la non-observance des mesures diététiques proposées est responsable de l’échec de la prise en soin de l’obésité ? Pensez-vous réellement que les personnes atteintes d’obésité manquent simplement de volonté et de discipline ? Si c’est le cas, laissez-moi vous raconter que j’ai rencontré de nombreuses personnes ayant perdu à plusieurs reprises plusieurs dizaines de kilogramme de poids. Parfois plus de 130 kg au total dans le parcours de soin, elles ont tous repris et même plus. Mesurez-vous un seul instant l’effort, la restriction, la lutte contre la faim qu’il faut employer pour atteindre de telle perte de poids ? En serions-nous capables ? Je ne doute pas un instant que ces personnes ont fait preuve d’une volonté de fer et d’une discipline d’ascète. Pourtant ça ne tient pas dans le temps, le poids remonte encore plus haut, c’est l’effet yo-yo. Les conséquences sur la santé, sur le métabolisme, de ces importantes variations de poids sont sévères. La communauté des professionnels de la nutrition est d’accord pour dire qu’il est préférable de stabiliser un poids plutôt que de réussir à maigrir si c’est pour engendrer un effet yo-yo. La nutrition joue un rôle essentiel dans la gestion du poids. Oui. Mais non. La prise en soin diététique ne permet pas de soigner l’obésité. « L’augmentation de l’obésité dans nos sociétés n’est pas corrélée à une hausse des apports énergétiques ces 40 dernières années en Occident. » (1) Extrait de l’éditorial du n°80 de Pratique En Nutrition.

L’été dernier, lorsque j’ai entendu cette remarque, mon intention fondamentale était d’attirer l’attention ailleurs que sur le contenu de l’assiette. Aujourd’hui on s’intéresse moins à ce qu’on mange et davantage à pourquoi on le mange. Je me rappelle avoir évoqué les contextes sociaux et les traumatismes de l’enfance. Une réponse bien incomplète. On m’a d’ailleurs répondu : « Cindy, toutes les personnes en obésité n’ont pas été violées ». Oui. Mais non. Bien sûr et heureusement. Néanmoins « les déterminants socio-économiques et socio-psychologiques sont considérables. » Extrait de l’éditorial du n°80 de Pratique En Nutrition.

Voici une liste non-exhaustive des facteurs ayant un impact direct sur le risque de gain de poids (extraite de l’éditorial du n°80 de Pratique En Nutrition) :

  • Les écrans et le déficit de sommeil (2)
  • Le travail posté, l’arrêt du tabac (3)
  • Les césariennes (4)
  • L’abandon de l’allaitement maternel, les régimes restrictifs (5)
  • La disparition des repas à table, les agressions sexuelles, le stress social et post-traumatique (6)
  • L’enfant-roi, la sédentarité, les contaminants, les perturbateurs endocriniens, les boissons sucrées, les ultra-transformés.

On évoque aujourd’hui l’épigénétique, le microbiote, l’horloge biologique, le stress, l’environnement et la pauvreté.

J’espère que ce texte vous permettra d’argumenter ce propos mieux que je n’ai su le faire auprès des miens, moi qui suis pourtant « bien placée » pour en parler. Ou que vous découvrirez le raccourci qui était alors le vôtre en jugeant la personne en situation d’obésité qui mange une glace dans la rue.

Désormais, de nombreux professionnels de la nutrition rejoindront ce propos. Pour autant les formations de ces derniers ne sont pas encore suffisamment évoluées pour voir disparaître les régimes restrictifs abusifs et inadaptés voire dangereux des pratiques de prise en soin en ville comme en institution.

Je vous invite à reconsidérer l’importance que l’on porte au mesures diététiques entreprises, au Nutriscore (fort utile pour autant) et aux étiquetages nutritionnels pour enrayer l’obésité. (7,8) Tout cela est resté stérile pour l’instant.

Quant à mon expérience professionnelle, mon observation clinique est la suivante : parmi toutes les personnes en situation d’obésité que j’ai accompagnées, je compte sur les doigts de la main celles qui n’avaient pas une histoire de vie ayant eu un fort impact sur leur relation à la nourriture. Chaque année je suis en mesure de constater que de se libérer du poids de son histoire, sans l’effacer pour autant, conduit à un arrêt de la prise de poids ou à une perte de poids durable. Et ce, avant toute mesure diététique.

Pour finir, je vais vous raconter la brève histoire d’une patiente, luttant avec son poids depuis l’enfance. Aujourd’hui elle pèse 140 kg. Elle en a déjà perdu bien plus quand on fait la somme de tous ses régimes. Elle fait des ménages dans les immeubles parisiens. Elle embauche à 6h du matin, après une heure de transport en moyenne, nettoie les escaliers à la main, les portes, les rampes, les halls. Bien loin de la sédentarité. (J’aimerais nous y voir, à quatre pattes, essuyant au chiffon les marches d’un immeuble de 8 étages, avec un sac à dos de plus de 80 kg à porter !). Elle ne déjeune pas le matin, trop tôt pour elle, elle n’a pas faim. Elle travaille à jeun. Le soir, elle ne mange pas beaucoup, elle se fait livrer des paniers d’aliments pour les recettes de la semaine, calibrés pour 2 personnes. Pas d’excès possible. Uniquement des repas équilibrés. Quand elle quitte son emploi, parfois loin de chez elle, elle mange, dans la rue, un sandwich. Il est 15h, 15h30. Elle m’a souvent confié les remarques qu’elle recevait d’inconnu : « bah, faut pas t’étonner d’être une grosse vache en bouffant un sandwich à 15h ».

Je ne m’étalerai pas sur la colère que je ressens dans mon impuissance pour changer cela. Si mon article renverse l’opinion d’un seul de ses lecteurs, ce sera déjà un succès pour moi.

Merci pour votre lecture. J’espère que vous ne regarderez plus jamais une personne obèse de la même manière. La volonté et la discipline, quelle blague !

Bibliographie extraite de la revue Pratique En Nutrition n°80

  1. Mozaffarian, D. (2022). Perspective: Obesity—an unexplained epidemic. The American journal of clinical nutrition115(6), 1445-1450.
  2. Chaput, J. P., McHill, A. W., Cox, R. C., Broussard, J. L., Dutil, C., da Costa, B. G., … & Wright Jr, K. P. (2023). The role of insufficient sleep and circadian misalignment in obesity. Nature Reviews Endocrinology19(2), 82-97.
  3. Wang, J., Bai, Y., Zeng, Z., Wang, J., Wang, P., Zhao, Y., … & Qi, X. (2022). Association between life-course cigarette smoking and metabolic syndrome: a discovery-replication strategy. Diabetology & metabolic syndrome14(1), 11.
  4. Bridgman, S. L., Penfold, S., Field, C. J., Haqq, A. M., Mandhane, P. J., Moraes, T. J., … & Kozyrskyj, A. L. (2024). Pre-labor and post-labor cesarean delivery and early childhood adiposity in the Canadian Healthy Infant Longitudinal Development (CHILD) Cohort Study. International Journal of Obesity, 1-8.
  5. Pietiläinen, K. H., Saarni, S. E., Kaprio, J., & Rissanen, A. (2012). Does dieting make you fat? A twin study. International Journal of Obesity36(3), 456-464.
  6. Suliman, S., Anthonissen, L., Carr, J., du Plessis, S., Emsley, R., Hemmings, S. M., … & Seedat, S. (2016). Posttraumatic stress disorder, overweight, and obesity: a systematic review and meta-analysis. Harvard Review of Psychiatry24(4), 271-293.
  7. Lecerf, J. M. (2018). Bilan du Programme National Nutrition Santé (PNNS) 3, et perspectives pour le suivant. Médecine des maladies Métaboliques12(1), 46-48.
  8. DE LA SAISINE, C. E. O. (2012). d’appui scientifique et technique de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.

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